Publié le 13 avril 2023 Mis à jour le 16 mai 2023
Annoncé de longue date par Emmanuel Macron, le projet de réforme des retraites a été dévoilé par la première ministre Elisabeth Borne le 10 janvier 2023. Le lendemain, l’intersyndicale publiait une pétition en ligne s’y opposant et appelait les Français à faire grève, initiant le mouvement social qui perdure encore aujourd’hui. En ligne et dans la presse écrite, le débat a été animé et vivace. Bien plus qu’une simple contestation, il a été la source de critiques constructives sur le financement des retraites, d’une défense de la place des femmes dans la réforme et d’un questionnement du travail dans nos vies.

Afin de cerner le plus finement possible les contours et les formes des débats, et avec l’objectivité de la méthode scientifique, des chercheuses et chercheurs de l’Observatoire des pratiques socio-numériques (OPSN), soutenu par l’université Toulouse III – Paul Sabatier et le Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales (LERASS – UT3), ont analysé les réseaux sociaux et articles de presse depuis le 1er janvier.

Ils ont ainsi récolté des millions de messages postés sur Twitter, Facebook et Reddit, ainsi que dans l’espace commentaires de la pétition sur Change.org, et plus de 8 000 articles de presse de quotidiens nationaux et régionaux.

Leur rapport souligne plusieurs observations :
 
  • La mobilisation en trois temps

Les résultats de cette analyse distinguent trois moments distincts qui ont rythmé, chacun à leur façon, les discussions en ligne. Le premier, cristallisé par la journée de mobilisation du 7 mars, est l’expression d’une forte sidération du projet de réforme, notamment du report de deux ans de l’âge de départ à la retraite. Le débat évoluera progressivement, avec l’utilisation de l’article 49.3 par la première ministre, le 16 mars, vers la question de la valeur du travail dans nos vies. Enfin, depuis l’interview d’Emmanuel Macron, le 22 mars, les échanges portent sur la légitimité de la réforme ainsi que sur les modalités d’actions du gouvernement, d’un point de vue démocratique.
 
  • Débattre, coûte que coûte

Le volume de discussions est conséquent et exprime un souhait très fort de s’exprimer et de s’informer : il s’agit à la fois d’initier le débat lorsqu’il est rendu impossible avec le 49.3 et de le faire durer en dehors des arènes politiques. Cette extension massive des lieux de discussion s’est articulée de façon complémentaire sur les différentes plateformes. Twitter a été le lieu de la confrontation et de la polémique. Reddit a été celui du démontage argumenté et technique de la réforme, prouvant que les citoyens se sont saisis du fond de la question et ont très bien compris son contenu. Sur Facebook, des communautés plus anciennes, notamment celles des gilets jaunes, ont été réactivées, et ont exprimé des ressentis très forts. Dans l’espace commentaire de Change.org, les internautes ont fait part, quasi unanimement, d’une solidarité dépassant leurs situations individuelles pour mettre en avant leur version de l’intérêt général.
 

L’évolution du nombre quotidien de documents publiés par les médias écrits contenant le terme « retraites » entre le 25 septembre 2022 et le 25 mars 2023. Source : Europresse
 
  • La place des femmes, « prétendue » priorité du gouvernement

L’analyse relève que, sur Change.org, l’invisibilisation et la dénégation des femmes ont été deux arguments clés s’opposant à cette réforme. Les internautes pointent avec ironie et sidération l’incohérence d’une parole gouvernementale qui dit vouloir rééquilibrer l’asymétrie de traitement entre les femmes et les hommes, mais qui s’emploie à aggraver ces inégalités de départ.
 
  • Un traitement médiatique différencié

Près d’un tiers de la couverture médiatique a été consacrée aux dimensions socio-économiques de la réforme. Selon les logiques éditoriales, la presse orientée à la droite du spectre politique a davantage insisté sur les explications techniques et le contexte économique. La presse de gauche a beaucoup couvert les questions de la souffrance au travail et de la santé, a débattu du modèle social français et du système de production. La presse quotidienne régionale va couvrir au plus près, et dans la durée, toutes les séquences sociales de la réforme. Contrairement au traitement réservé aux gilets jaunes en 2018, peu de médias ont fait le choix d’une lecture focalisée sur le fait divers (portrait de citoyens affectés par la réforme sous forme d’anecdotes), le pathos (la colère du peuple) ou sur une grille identitaire (le rapport au travail des Français et des étrangers).
 

L’évolution de la part quotidienne de documents publiés par les médias français contenant le terme « retraites » entre le 1 janvier 2023 et le 25 mars 2023. Source : MediaCloud
 
  • La question de la violence

Sur Twitter et dans la pétition en ligne, les discussions autour des violences en manifestation sont unanimes. D’un côté, nombreux sont les internautes partageant leur « peur » d’aller manifester dans la rue à cause de la violence policière, et de l’autre, des citoyens qui dénoncent la violence symbolique que représente l’imposition « brutale » de cette réforme.
Pourtant, du côté de la presse, le cadrage autour de la répression reste marginal et anecdotique. C’est notamment le cas dans les colonnes des journaux classés à droite, qui ont fait le choix d’une « fait diversification » sur ce sujet, notamment par l’emploi des figures repoussoirs de « casseurs » et des « black blocs ». Ces mêmes journaux ont par ailleurs repris les éléments de langage du gouvernement, cité ou commentés, faisant apparaître le mouvement social sous les traits d’une minorité aux tendances radicales et d’extrême gauche.
 
  • Au-delà du travail, la défense de la vie

Parmi les mots les plus fréquemment utilisés par les citoyens dans les commentaires de la pétition, figurent « vie », avec 5 000 occurrences, et « travail », utilisés 2 000 fois. Le débat, sur Change.org comme sur Twitter, s’est rapidement orienté sur le sens du travail dans une vie, et de la place qu’il y occupe. Par extension, c’est également la fonction politique des élus qui est repensée face à leur surdité au mouvement social. La retraite est présentée comme « l’autre vie », celle qu’il faut préserver au risque, sinon, selon une grande proportion des signataires, de n’en avoir qu’une seule faite de travail et, alors, de remettre en question le contrat social fondateur de nos vies en société.
 
Le rapport complet « Débattre coûte que coûte – la réforme des retraites et ses critiques dans la presse et sur les médias sociaux » de l’OPSN est intégralement disponible en ligne.

Auteurs du rapport : Jules Dilé-Toustou, Brigitte Sebbah et Nikos Smyrnaios.