Publié le 1 juin 2023 Mis à jour le 28 juin 2023

Lorsqu’un orgue de physicien, ancien, démonté, et remisé depuis plusieurs décennies se retrouve entre les mains expertes d’un professionnel, facteur et restaurateur, il livre quelques secrets.

La Faculté des Sciences et Ingénierie de l’Université Toulouse III-Paul Sabatier a confié l’orgue d’Henri Bouasse, professeur à la Faculté des sciences de Toulouse de 1892 à 1937,  à Nicolas Lanaspèze, facteur et restaurateur d’orgues à Rabastens, pour le remettre en état, l’installer, et faire jouer plusieurs tuyaux.
Mission accomplie ! Alors, Monsieur le Facteur, quelles sont les nouvelles ?

Les grandes lignes.

« Nous avons réfléchi à trouver l'équilibre entre la fonction des petits sommiers et la flûte qu'on voulait exposer. On ne s’est pas beaucoup détourné du but premier de ces sommiers, mais ça nous a permis d'alimenter 16 tuyaux parmi les 52. Pour qu’ils soient protégés, on a choisi de les mettre en hauteur, disposés en mitre. Enfin, si on parle du design, on voulait rester dans l'esprit du XIXe, coller au style pour les parties neuves. Au niveau de la conception, pour alimenter les sommiers, ça marche exactement comme un instrument de musique. Un ventilateur électrique envoie de l’air dans les sommiers, lesquels distribuent le vent aux tuyaux que l’on veut faire parler. Je me suis juste assuré du fait que les sections de porte-vent étaient les bonnes. J'ai seulement modifié les perces des sommiers pour alimenter les plus gros tuyaux parce qu’elles étaient un peu sous-dimensionnées, ça n'aurait pas pu alimenter les basses. Le choix des tuyaux à faire parler a été défini dès le départ mais peut tout à fait être changé selon les besoins ».

Anomalie : les trous sont trop petits, et pourtant l’orgue devait fonctionner à l’époque. Explication.

« Ça n'alimentait pas ces tuyaux-là, c'est une certitude. Les petits sommiers c'est ce qu'on appelle dans le métier des mannequins. Ils étaient installés sur une structure avec un petit soufflet en dessous, lequel était actionné manuellement ou aux pieds. Ces sommiers servaient donc à faire des essais d’acoustique ou d’harmonie. Un sommier d’orgue traditionnel comporte le nombre de notes d’un clavier, pas seulement huit perces ».

Ce que la facture dit du fabricant.

« La flûte de 8’ est anglaise. Cette semaine, je suis allé voir un orgue à l’église de la Madeleine à Albi qui a exactement le même jeu de flûte à la Pédale. C'est un Puget, un facteur d'orgue de Toulouse du XIXᵉ : c'est la même embouchure, la lèvre inférieure travaillée de la même manière, des freins harmoniques à rouleau devant la bouche. Mais ce sont typiquement des tuyaux de facture anglaise. De plus, sur les plaquettes d’accord de certains tuyaux, on a le numéro d’opus. Sur les éléments des orgues anglais, lorsque c'étaient des grosses entreprises (et il y avait de grosses entreprises), ils fabriquaient en quantité, ils mettaient alors ces numéros d’opus. Cette flûte provient donc d’un instrument ou du moins devait s’y trouver ».

Question d’harmonisation.

« Les petites encoches (dents) dans la bouche servent à rendre le son plus rond. On peut réguler l'arrivée de vent au pied du tuyau en agrandissant le diamètre ou en mettant des petites cales pour réduire la perce. Ça diminue ou ça augmente le volume sonore du tuyau. Ensuite, la position du frein harmonique agira sur l’attaque. Tout ça va influencer le son, le timbre. Sur les tuyaux de bois, les paramètres sont assez figés mais déterminés lors de la conception. Mais on peut tout de même jouer sur l'ouverture de la lumière, monter ou descendre la bouche inférieure. Parfois, il faut monter la bouche supérieure, mais ça implique d'enlever de la matière, et donc perdre l’harmonisation d’origine. Ce qui peut être regrettable car cela peut renseigner sur les pressions utilisées ».

L’histoire des tuyaux.

« Ces tuyaux ont été harmonisés : il y avait des cales dans les pieds. Donc, à un moment donné, ils ont été égalisés et ils ont joué. Ce ne sont pas du tout des tuyaux pour faire des expériences. C'est un vrai jeu de flûte, une flûte 8’ qui faisait partie d'un orgue et qui a été récupérée ».

Hypothèse n°1 : sur l’acquisition de l’instrument.

« Je pense que ce monsieur Bouasse a récupéré ces tuyaux à destination d’un orgue pour un projet autre que des expérimentations acoustiques. Ce n'était pas du tout pour les faire fonctionner sur ces sommiers, sans modification en tout cas. Dans des archives, on a pu voir une facture de Puget concernant un seul tuyau de soubasse 16’ à l’intention d’Henri Bouasse, ainsi que d’autres demandes de son collaborateur (Marcel Fouché) pour des tuyaux en tous genres. Il s’était donc rapproché du facteur d’orgues local afin de trouver le matériel pour ses expérimentations ».

Déterminer la période.

« Fin XIXe, début XXe. C'est un peu flou, mais ce n'est ni plus ancien ni plus récent ».

Quelques points techniques sur la restauration et les matériaux.

« J’ai restauré le plus profondément possible les petits sommiers. Ils étaient relativement en bon état. J'ai refait des parties en bois abimées, et toutes les peaux d’étanchéité. Ce sont les parties blanches sur les soupapes, les joints et les cravates des porte-vents. Le plus gros sommier est en chêne. L'autre est en sapin et a été plaqué palissandre, ce qui est assez chic, et assez inédit en facture d'orgue, ils avaient du goût à l’époque. Les assemblages sont un peu curieux. C’est comme si ce n'était pas un facteur d'orgues qui les avait fabriqués, mais quelqu’un qui s'était beaucoup renseigné sur le principe même d’un sommier. Ça fonctionne, mais ce n’est pas très logique pour les étanchéités. Sinon, le principe reste le même. Seules les soupapes à ouverture progressive du sommier du bas ne se retrouvent pas dans un orgue, elles régulent l'arrivée du vent et influent sur le son du tuyau et son accord. Moins on met de vent, plus la note sera grave. Dans l'orgue, on veut que le tuyau soit juste tout le temps, ce n'est pas du tout un instrument expressif, c'est ouvert ou fermé. Il y a des organistes qui peuvent, avec un toucher un peu sensible, arriver à jouer sur l'ouverture de la soupape au clavier pour modifier l'attaque du tuyau, pour y ajouter une petite sensibilité. Donc cette configuration de soupape progressive n'a généralement aucun intérêt, si ce n'est vraiment une volonté particulière de le faire ».

Hypothèse n°2 : des particularités mécaniques qui renseignent sur l’usage.

« Pour ses études à lui. C'est juste pour ça. D'ailleurs, on le voit en regardant les arrivées de vent sur le sommier du bas.  Il devait, je pense, envoyer de l'air un peu sous pression car le diamètre d'arrivée est tout petit. C'est cette pièce ronde en laiton qui se trouve sur le côté. Le diamètre fait 20mm à peu près. Là, j’ai installé un porte-vent qui a une section de 35 par 35mm. C'est ce qu'il faut pour la sortie du moteur. À mon avis, il devait mettre une pression plus importante que ce que délivre ce moteur d'orgue. Ce moteur génère une pression de 80 millimètres de colonne d'eau, ce qui donne 0.008 Bar, ce qui est très peu mais normal pour un instrument traditionnel. Qu'est-ce qu'il a fait avec ? Probablement des expériences avec des tuyaux marchant à très forte pression ».

On a donc des tuyaux qui ont été faits pour jouer et qui ont joué, et en même temps, on a un mécanisme autre, avec des singularités, qui correspondent plus à des expériences d’acoustique.  

La question du soufflet.

« Le soufflet n’est pas adapté à ces sommiers, c'est sûr, sinon, il y aurait eu cette même sortie en laiton.  Ses ouvertures sont de gros diamètres, et sa fabrication ne lui permet pas de supporter une pression élevée. Donc ce soufflet pouvait être raccordé à un sommier traditionnel qui lui, pouvait alimenter un jeu comme celui-là. Ce sont trois choses qui sont vraiment séparées les unes des autres. Le soufflet et les tuyaux, on pourrait les intégrer dans une conception d’orgue, c'est cohérent, mais les sommiers, c’est autre chose… Et finalement, aujourd’hui, on a remis en fonction ces sommiers pour faire sonner quelques tuyaux ».

La restauration doit être réversible.

« Les colles utilisées sont des colles animales, car d’un point de vue déontologique on se doit de respecter les matériaux utilisés à l’époque. De plus, elles ont l’avantage d’être réversibles et donc de permettre un démontage profond des pièces à restaurer, pensons aux générations futures. On utilise le plus souvent de la colle de poisson ou de la colle d'os, elles se diluent avec de l’eau chaude et donc permettent de revenir en arrière. Le style de vis est, lui aussi, à respecter. Au XIXᵉ, on utilisait des vis à tête fendue, qu’elles soient rondes ou fraisées. Je suis obligé d’aller dans toutes les vieilles quincailleries pour trouver des stocks de vis à tête fendues et avoir plein de tailles différentes, elles se fabriquent toujours mais sont devenues chères. Pour la peau, maintenant, on peut utiliser des matières synthétiques pour faire l'étanchéité, mais d'une manière générale, même dans le neuf, on utilise quand même de la peau animale, facile à manipuler, costaude, et qui fait bien le travail ».

Une touche plus actuelle.

« Le Westaflex. C'est pour les conduites de vent que j'ai ajoutées. C'est très pratique, c'est ce qu'on appelle les postages. Ils permettent d’alimenter des tuyaux se trouvant loin des sommiers. A la sortie du sommier, par souci esthétique, je les ai faits comme à l'époque, c’est-à-dire en plomb. Ce Westaflex a le mérite de ne pas se déformer ni de s’oxyder. C'est un petit point différent, mais d'une manière générale, c'est complètement accepté ».

Les bois des tuyaux.

« Ils sont en résineux, du sapin, peut être un bon sapin, comme du Douglas. C'est difficile à dire. Les lèvres inférieures sont en chêne. Les rouleaux, les freins harmoniques, c'est du hêtre. Les plaquettes d'accords sont dans la même essence que les tuyaux. La lèvre inférieure, c’est le bloc qui est en bas de la bouche, qui est tenu par deux ou trois vis. Il faut que ce soit fait dans un bois dur pour favoriser l'écoulement de l'air : plus c'est dur et plus l’état de surface pourra être fin. L'air s’écoulera donc mieux et engendrera moins de parasites. Et le son est plus clair, en général ».

Le choix du bois.

« Pour les basses, pour les gros tuyaux, on utilise du bois. C'est plus facile à faire qu'en métal et moins onéreux. Le reste des tuyaux, à peu près 80% de l’ensemble, ainsi que les tuyaux de façade sont fabriqués en métal. Pour des jeux vraiment spécifiques, pour un timbre voulu, on peut les faire entièrement en bois. L’essence utilisée pour la fabrication des tuyaux peux influencer le timbre, on dira que le chêne donnera un son brillant alors que le sapin favorisera la fondamentale. Les tuyaux les plus petits, comme un dessus de piccolo, peuvent faire moins d’un centimètre de longueur, il est tout de même plus facile de les fabriquer en métal. Ils n’ont pas un son vraiment intéressant en tant que tel car très aigu, mais ça apporte du brillant à l’ensemble de l’orgue. Une fois, une organiste d’un certain âge m’a dit ‘’Ils ne marchent pas les aigus là’’ j'ai essayé, ils sonnaient, c'est elle qui avait perdu un peu ». 

Restauration, fabrication : la part du Facteur.

« La restauration, c'est changer les pièces quand il le faut mais conserver le maximum de matériel, revenir à ce qu’était l'original, en respectant les matériaux, les colles, les techniques, et l’esthétique. Pour la console neuve, et l’ensemble du meuble, j'ai opté pour le chêne parce que, d'une manière générale, au XIXᵉ, ils fabriquaient les consoles dans ce bois-là. J'ai voulu coller le plus possible au style de ce qui se faisait à l’époque. Je me suis inspiré des mesures, des sections et des moulures des consoles de Puget. J’ai simplement rajouté une vitre sur l’abatant afin de pouvoir voir l’intérieur. Peut-être qu'un autre esprit aurait dit « Tiens, on va allier le vieux et le moderne », donc opter pour un tout autre design. D'une manière personnelle, j'aime bien ce qui se faisait à l'époque. C'est une question de goût ».

L’énigme du nombre de tuyaux.

« C'est une question assez curieuse et intéressante. Parce qu'il manque deux tuyaux. Il manque le cinquième Do et le cinquième Ré#. Un jeu d'orgue normal, c'est 56 notes au XIXᵉ. Suivant les époques et les pays, ce chiffre peut évoluer, actuellement on en a généralement 61. Le clavier commence au Do1 et si on a 54 ou 56 notes, on arrive au Fa5 ou au Sol5 du dessus. Seulement là, le plus petit tuyau, c'est le Si5. Donc deux hypothèses : ou bien le jeu faisait 61 notes, ou bien ce serait un jeu qu'on appelle « en extension », qui irait du premier Do et au-delà des 56 notes. Il y aurait donc encore une octave qui serait en métal, d'où le fait qu’elle n'y soit plus parce que fragile. (Le métal c’est un alliage d'étain et de plomb, donc mou). Ça voudrait peut-être dire que sur ce jeu, il manquerait encore quelques « dessus », quelques notes (les aigus) : au moins 12 tuyaux !

Question subsidiaire : Un orgue comme ça, tu en avais déjà vu ?

Non, je n’avais encore jamais vu d’orgue d’étude acoustique. Des mannequins avec ce système de soupapes à ouverture progressive non plus. Et le choix que nous avons fait de disposer les tuyaux et les sommiers de cette manière rend l’ensemble inédit. C'est assez superbe.

L'orgue dans le Cabinet de Physique après restauration
L'orgue dans le Cabinet de Physique après restauration - L'orgue après restauration - © SCECCP, UT3


























L'orgue avant restauration
L'orgue avant restauration - L'orgue avant restauration - © SCECCP, UT3



































Le Facteur d'orgue à l'oeuvre
Le Facteur d'orgue à l'oeuvre - Le Facteur d'orgue à l'oeuvre - © SCECCP, UT3























Orgue en cours d'installation
Orgue en cours d'installation - Orgue en cours d'installation - © SCECCP, UT3


















L'orgue après restauration
L'orgue après restauration - L'orgue après restauration - © SCECCP, UT3