Publié le 10 juillet 2023 Mis à jour le 26 juin 2023

Henri Bouasse devant la faculté des Sciences
Henri Bouasse devant la faculté des Sciences
























 


D’après les biographes il était dreyfusard et libre penseur et aussi catholique et conservateur. Bien difficile de cerner l’homme, de nuancer le portrait. Restent quelques bribes de témoignages soit de son fait, soit confiés par ceux, rares, qui ayant pu vraiment l’approcher, l’ont rapporté ensuite.

 

« Il habite à l’extrémité d’un faubourg », au 20, rue du Japon, « au milieu d’un jardin, une maison d’une seule pièce », en réalité une ancienne chapelle, « tout seul », en fait avec son employée de maison, Gertrude.  « Il se lève avant le jour, va voir ses poules, fait un tour parmi ses fleurs, ses tomates et ses salades, et puis part pour la faculté où il reste jusqu’au soir, partageant son temps laborieux entre la salle de cours et le laboratoire. » Les soirées sont courtes mais dédiées à la culture : « Il rentre, dîne frugalement, joue de l’orgue pendant une heure, se couche vers 8 ½ et s’endort en lisant de vieux livres. » Il a hérité des goûts littéraires de son père, et avoué dans une lettre à son ancien élève gallois : « Je serais désolé de prendre ma retraite sans consacrer un peu de temps à la lecture non scientifique, pour me vider l'esprit des x et des y. Un professeur n'est pas une machine à fabriquer des mémoires, et ses étudiants sont heureux de trouver autre chose qu'un manuel introductif ».

Et cette vie dans son bureau-laboratoire va se poursuivre après l’heure de la retraite : la Faculté lui a laissé un accès libre pour qu’il continue ses recherches, il va seulement raccourcir les journées les dernières années avant de cesser de venir, les derniers mois avant son décès.

 

Très cultivé et aussi curieux, très curieux : « Aux vacances, il fait un long voyage. Depuis la guerre, il se contente de visiter la France, il la parcourt à pied, sac au dos. ». Plus précisément son élève-biographe rapporte que les voyages étaient  « sa principale forme de relaxation » :  en 1888, il visite Constantinople en passant par l'Autriche, la Hongrie et les Balkans ; en 1891, il passe trois mois au Proche-Orient, principalement en Syrie et en Palestine, l’année suivante c’est le premier contact avec le Sahara,  il est fasciné, il y reviendra une vingtaine de fois ;  son voyage le plus lointain est en Inde et à Ceylan, mais il est allé aussi en Égypte, a descendu le Niger et visité presque tous les pays d'Europe du Sud. Les excursions à vélo ne le rebutent pas : il a souvent longé le Canal du Midi pour retrouver son ami et collègue Duhem en villégiature à Cabrespine dans l’Aude.


 

Ses écrits sont sans concession, ses prises de position tranchées, et il a pu sembler être « un homme rude et de commerce difficile ». Or Charles Fert a tenu à rectifier : « rien n’est plus faux ». Il termine son hommage par ces quelques lignes : « Ceux qui l’ont bien connu ont apprécié l’aménité de son accueil, son exquise sensibilité, et, plus que tout, la profondeur de l’affection qu’il nourrissait à l’égard de ses élèves, et que, dans sa timidité, il a peut-être trop souvent masquée ». Cette « timidité », Henri Bouasse l’évoque à sa façon au détour d’une démonstration, dans une préface en 1917 : « Quand je prenais des leçons de danse, je comptais v temps pour la valse à trois temps, p pour la polka, m pour la mazurque, s pour la scottish, et ainsi de suite. (…) Mais je n’ai jamais su danser parce que précisément je comptais toujours v temps en tournant la valse, p en oscillant la polka, et ainsi de suite ; de sorte que pour peu que ma danseuse me confiât gentiment ‘’qu’il faisait chaud’’ ou que ‘’ce bal était charmant’’, le temps de répondre, voire un monosyllabe, je m’embrouillais dans les coefficients… et je lui marchais sur les orteils. D’où regard offensé, rougeur de ma part, séparation « à l’amiable ». » Et la démonstration se poursuit montrant aussi que le grand physicien était un homme maladroit ou au moins en difficulté dans ses relations aux autres, alors faute de pouvoir s’appuyer sur ses connaissances scientifiques dans ce domaine, autant transformer ses échecs en société  en modèle d’apprentissage scientifique :  « De ces expériences peu nombreuses, cependant définitives, j’ai déduit que les coefficients étaient bons pour apprendre, mais qu’on ne savait qu’à l’instant où l’on parvenait à s’en passer, quand on avait remplacé l’analyse par la synthèse, quand on appliquait d’instinct les règles qu’il avait fallu décomposer pour les apprendre. ». Il a finalement épousé à la fin de sa vie en 1948, Marie-Lucie Ajax 76 ans, qui était probablement sa gouvernante depuis de très nombreuses années, et il a d’ailleurs été inhumé dans la plus stricte intimité dans le caveau de cette famille.


 

Ses prises de positions ont été largement commentées dans les journaux de tous bords. Et même quand on le condamne sur le fonds, on lui reconnaît toujours des qualités : « Il y a en ce savant l’étoffe d’un fantaisiste délicieux » (Le Figaro, 1911). Même l’avocat de son éditeur à l’issu du procès qui les a opposés et que Bouasse a gagné, déclare : « Cet homme de valeur est un enfant terrible ! ». Paul Allain, journaliste au Radical, ne partageant probablement pas les idées de Bouasse, titre « Alceste a raison ». Un misanthrope donc. Formulation pour le moins curieuse, mais utilisée ou reprise plusieurs fois. Il a pourtant des amis, puisque l’auteur se souvient d’un déjeuner « chez un ami commun » à Toulouse. Et aussi du plaisir de cette rencontre et de la forte impression qu’il en garde : « Dieu ! que d’esprit avait M. Bouasse ! ». Alors même si « évidemment Alceste a mauvais caractère » au fond, les articles sont rarement à charge. Dans le même journal, un autre auteur a écrit quelques jours plus tôt : « M. Bouasse n’en demeure pas moins une personnalité curieuse et pour laquelle on ne peut se tenir d’un brin de sympathie. Il vit cet homme, il bouge et il ne s’agenouille point. N’est-ce rien ? ».

Même si ces quelques témoins semblent sûrs de leur analyse, l’homme au fond, demeure une énigme, il s’échappe toujours, et s’en sort par une pirouette. En résumé, nous savons peu de choses à son sujet, alors suivons son conseil : « Méfiez-vous des affirmations confirmées (…), rappelez-vous ce que perd je t’aime, quand on ajoute « beaucoup » ».


Bibliographie :

Discours sur le style, 1923